19 Déc Ouest France le 11/03/2010: La souffrance méconnue des petits patrons
A la une La souffrance méconnue des petits patrons
« On sait davantage de choses sur la santé des baleines bleues que sur celle des patrons de PME »,dit le chercheur Olivier Torrès. D’abord parce qu’eux-mêmes sont réticents à parler de leur mal-être.
Propos croisés
Olivier Torrès. Enseignant-chercheur à l’universitéde Montpellier et à l’Écolede management de Lyon, spécialisé dans l’étude des PME.
Gontran Lejeune. Il préside le Centre des jeunes dirigeants (CJD), 3 337 adhérents.
Diriger une PME. « Pas de directeur financier, pas de directeur de production : un patron de PME fait tout. Il est dans le cockpit, si l’avion tombe, il tombe avec. Le dirigeant croise ses salariés chaque matin. Leur serre la main. Si l’un d’eux va mal, il le voit, il le sent. Le patron d’une grande PME est, lui, comme dans une tour de contrôle. Ça change tout. Carlos Ghosn (patron de Renault), quand l’un de ses salariés va mal, il ne le voit pas. Il fait du management à distance. Le patron de PME fait du management de proximité. » (Olivier Torrès).
Travailler. « Un patron de PME est confronté à quatre facteurs importants de maladie : le stress, la surcharge de travail, la solitude et l’incertitude. Même si la situation qui génère le plus de maladie reste le statut de chômeur de longue durée. À l’inverse, trois autres facteurs (mis en avant par le Dr Bruchon-Schweitzer) sont favorables à la santé et concernent les patrons de PME : la maîtrise de son destin, l’optimisme et l’endurance (capacité à ne pas être tétanisé par l’échec). Mais, sur ces deux séries de facteurs, lesquels l’emportent ? On l’ignore, car on ne s’est jamais penché sur la santé des patrons de PME. J’ai coutume de dire que l’on dispose sans doute de davantage de statistiques sur la santé des baleines bleues que sur celle des dirigeants de PME ». (Olivier Torrès)
Licencier. « J’ai bien conscience que la première souffrance est celle du licencié, mais il faut aussi parler du traumatisme du licencieur. Le patron de grande entreprise déléguera quelqu’un pour annoncer la nouvelle. Le patron de PME fera le travail lui-même. Beaucoup plus compliqué à annoncer à un salarié dont on connaît souvent la famille, les amis, la vie en dehors du travail. Ce n’est pas comme de dire, en pointant son doigt sur une carte stratégique : ‘Notre activité biscuit n’est plus rentable, on va vendre…’ » (Olivier Torrès)
Se taire. « Pourquoi on ne parle pas de cette souffrance : d’abord parce que le mot ‘souffrance’ est associé à celui de ‘domination’. Or, les patrons étant les dominants, on considère qu’ils ne peuvent pas souffrir. Faux. Et puis parce que le patron est pris dans la théorie du leadership : il n’a le droit ni de souffrir ni de douter. Voyez, dans la société, comme le rôle de ‘second’ est dénigré : second rôle, second couteau… Pourtant, il me semble qu’il n’y a pas de bon général sans bon colonel, de bon chef sans bon adjoint, pas de Jésus sans Jean, Paul ou Pierre, etc. » (Olivier Torrès)
« La fonction patronale exige de renvoyer une image d’hyperperformance. Et puis, un patron en souffrance est comme un chat blessé, il se cache. Des états d’esprit à changer profondément. Il me semble qu’il ne faut pas confondre faiblesse et fragilité. Être fragile, c’est la condition humaine. Si on tue la fragilité, on tue l’humanité. » (Gontran Lejeune)
Observer, se réunir. « Je viens de créer un Observatoire de la santé des patrons de PME, baptisé Amarok. Le but est de produire des statistiques régulières sur la santé des dirigeants, partant du principe que ‘comprendre, c’est déjà agir’. » (Olivier Torrès)
« Un des grands dangers, pour un dirigeant : l’isolement. Le CJD organise pour cela des réunions régulières avec les adhérents. On dispose d’outils pour aider un patron à prendre des mesures d’urgence en cas de difficultés. Si l’on constate des absences répétées, sans être intrusif, on essaie de savoir ce qui se passe, on est vigilant ». (Gontran Lejeune)
Recueilli par Carine JANIN.