Rue 89 le 30/10/2009 Mesurer le stress du petit patron et la « souffrance du licencieur »

Rue 89 le 30/10/2009 Mesurer le stress du petit patron et la « souffrance du licencieur »

Source : http://eco.rue89.com/2009/10/30/mesurer-le-stress-du-petit-patron-et-la-souffrance-du-licencieur-123946

Parler de la souffrance des patrons en temps de crise, vu de loin, ça a l’air d’une nouvelle manifestation du collectif Sauvons les riches. Olivier Torres, chercheur en gestion de l’université de Montpellier prépare pourtant Amarok, un observatoire de la santé des dirigeants de PME. Il nous

explique pourquoi.

Ça semble un peu provocateur de parler aujourd’hui des souffrances des patrons…

Il y a deux patronats. Je ne vais pas vous parler des entreprises du CAC40. Christophe de Margerie, par exemple, n’est pas un patron. C’est un cadre dirigeant salarié. Je parle de celui qui engage son capital et son patrimoine : l’artisan qui a deux salariés, le commerçant qui travaille avec sa femme et quelques autres. 98% des entreprises en France sont des PME.

La différence entre un grand groupe multinational et une PME, c’est que le premier fait du management à distance. Quand Louis Schweitzer à l’époque où il était chez Renault décide de fermer l’usine Vilvoorde en Belgique, il ne le fait pas de gaité de cœur, mais quand il prend sa décision, il n’est pas seul. Les travaux psychologiques de Serge Moscovici montrent qu’il est plus facile de prendre une décision dure quand on est plusieurs que quand on est tout seul.

Ensuite, il va déléguer le plan social à un DRH qui le déléguera à un directeur de site qui, peut-être, déléguera à un cabinet de consultants. Un patron d’une société d’électricité de quatre personnes qui doit se séparer de quelqu’un prend la décision seul. Il n’y a pas de division du travail, c’est lui qui va annoncer la décision Il connaît la famille de la personne. Dans une PME, on se voit tous les jours.

En cas de licenciement, la première souffrance, c’est celle du licencié. Mais dans le cas de la PME, il y a aussi la souffrance du licencieur, c’est un traumatisme pour toute la boite.

Konrad Lorenz explique dans « L’Agression : une histoire naturelle du mal » que tuer quelqu’un au fusil est moins difficile qu’à l’arme blanche. Un grand groupe qui ferme une usine à distance, c’est du bazooka. Un petit groupe qui licencie, c’est de l’arme blanche.

Mais ça semble curieux de concentrer son attention sur la souffrance patronale…

En parlant de « souffrance patronale », j’appose deux mots qui n’ont jamais été apposés. Les élites en psychologie du travail ne se sont jamais intéressées à cette question. Et de leur côté, les patrons ont horreur de parler de ça. Ils se murent dans une idéologie de leadership.

J’imagine que le patron de Rue89 quand il arrive, il est en forme [c’est vrai, ndlr], il veut montrer qu’il faut aller de l’avant. Ne comptez pas sur votre patron pour dire qu’il a des doutes. Le patron n’a pas le droit de parler de sa souffrance.

C’est très bien qu’on s’empare du suicide salarial comme fait de société. Mais quand un artisan se pend, ça fait dix lignes dans le journal local.

Je suis fonctionnaire. Le stress du carnet de commande, je ne sais pas ce que c’est. Le petit patron artisan dans le bâtiment a une visibilité à trois mois, vous imaginez le stress.
Les médecins du travail ont montré que la surcharge de boulot n’est pas bonne pour la santé, tout comme le stress, l’incertitude et la solitude. Or un grand nombre d’artisans sont des gens qui cumulent ces quatre facteurs.

Mais à côté de ça, ce sont aussi des gens qui ont un locus de contrôle interne (le sentiment de maîtriser son destin), des valeurs entreprenariales comme l’optimisme ou l’endurance sont « salutogènes » (bonnes pour la santé). Je fais cet observatoire parce que tout ça n’a jamais été mesuré.

Votre observatoire s’appelle Amarok. Pourquoi être allé chercher un nom esquimau ?

Amarok, c’est l’esprit loup. Le loup protège le caribou parce qu’il en a besoin pour se nourrir. Une société mature doit se préoccuper des patrons de PME, ne pas les diaboliser.
Comme chez les esquimaux, les PME fonctionnent aussi sur des cultures de l’oralité. Vous pouvez taper dans vos mains et dire j’ai une idée, tout le monde est là.

Tout comme les esquimaux se servent plus de leur ouïe et de leurs odorat, le management des PME, c’est sensoriel. Au premier coup d’œil, le patron de PME voit si vous êtes en forme ou pas.
Dans une très grande entreprise, on ne se côtoie plus. C’est pour ça d’ailleurs qu’il y a des séquestrations dans ces dernières, et pas dans les PME.

Dans les grosses boites, le patron, on ne l’a jamais vu, il y en a qui ne savent même pas qui c’est. Quand il vient, tout à coup, on a quelque chose de palpable.