21 Avr Le Monde le 16/01/2009: L’inaudible souffrance patronale
L’inaudible souffrance patronale
Des chefs d’entreprise, aussi, se suicident. Illustration de la solitude croissante des patrons de PME, face à la crise
Deux faits divers dramatiques viennent de secouer le monde des PME i la veille de Noël, Joël Gamelin, patron des chantiers navals éponymes, s’est suicidé. Pour expliquer son geste, il a laissé un mot dans son bureau : « Pardonnez-moi de ne pas avoir su sauver l’entreprise.» Le même jour, Thierry Magon de La Villehuchet se suicide dans les locaux new-yorkais de sa société Access International Advisors, première victime de l’affaire Madoff. Curieuse coïncidence, ces deux patrons sont aussi originaires de Saint-Malo. Ils ont également été floués par la finance. Le premier par sa banque locale, le second
par le roi de la finance internationale. Tous deux n’ont pas supporté l’anéantissement de leur entreprise, fruit d’une vie de labeur. . Mais ces deux drames ne sont malheureusement pas des cas isolés, et de nombreux patrons se suicident chaque année, souvent dans l’anonymat le plus consternant. Ces faits montrent au grand jour un phénomène qui est largement ignoré du grand public et des élites intellectuelles : la souffrance patronale. Cette souffrance est occultée pour deux raisons majeures. La première tient aux biais idéologiques des spécialistes du travail, et en particulier du courant de la souffrance au travail, dont la plupart des travaux ne s’intéressent qu’à la souffrance salariale, laissant supposer, souvent de manière explicite, que le patron est le bourreau ou celui qui est à l’origine de cette souffrance. Appréhendé dans un contexte où la souffrance résulte d’effets de domination, le patron, dominant, ne peut donc souffrir. La souffrance patronale est inaudi- ble car les « souffrologues » sont sourds à cette population, qu’ils tendent plutôt à diaboliser. La seconde raison provient des dirigeants de PME eux-mêmes, qui taisent généralement leurs propres souffrances. Là aussi, l’idéologie, cette fois-ci du leadership, grandement véhiculée par les business schools anglo-saxonnes, contribue à faire du patron un leader qui impulse le mouvement, qui fédère les énergies, qui suscite les enthousiasmes… Le dirigeant leader se transmute en une figure divinisée, celle de l’entrepreneur héroïque. Les patrons s’enferment ainsi dans une image narcissique qui les survalorise. Parler, et donc reconnaître ses souffrances, serait dissonant. Licenciements et faillites Pourtant, la médecine du travail a identifié depuis longtemps les principaux facteurs amplificateurs du phénomène de souffrance au travail : la solitude, le stress, l’incertitude et la surcharge de travail. Comment ne pas voir que tous ces facteurs sont ceux qui caractérisent le mieux les conditions de travail d’un patron de PME, bien plus encore que n’importe quel cadre ou manager d’un grand groupe ? A ces facteurs s’ajoute un facteur spécifique aux PME : la proximité. MM. de La Villehuchet et Gamelin avaient des relations directes avec leurs clients et leurs salariés. Cette proximité rend la gestion d’une crise comme une faillite ou un licenciement beaucoup plus sensible que dans le cas d’une grande entreprise dont les relations à distance sont la règle et de ce fait protègent les acteurs. Si l’on prend le seul exemple du licenciement, nous savons que cette décision est dans les PME tout aussi traumatisante pour le licencié… que pour le « licencieur ». Contrairement au DRH d’un grand groupe qui exécute le plan social, un patron de PME ne peut dire que ce n’est pas lui le responsable. Pire, la proximité qui le lie au licencié rend l’opération émotionnellement plus vive. Pour prendre une image que les militaires connaissent bien, tuer à l’arme blanche est plus traumatisant que tuer au fusil. Le licenciement en PME est une opération où le patron affronte en direct une situation qui tend à être complètement émiettée dans les grandes entreprises par le jeu de la division du travail. La crise actuelle va intensifier les licenciements et les faillites, et donc ces souffrances. Pour que les dirigeants de PME sortent de leur mutisme, encore faut-il que notre société ne soit pas sourde à leur détresse. Avant d’être sociale, la souffrance est d’abord humaine.