21 Avr L’usine nouvelle le 18/06/2009: La souffrance cachée des patrons
La souffrance cachée des patrons
Les ouvriers sont désespérés par les licenciements, les cadres sont stressés, les jeunes sont inquiets pour leur insertion professionnelle, les DRH ont le blues… Mais qui parle des angoisses des patrons ? « Personne, tranche Olivier Torrès, chercheur à Montpellier III et spécialiste des PME. Le sujet est délaissé par les académiques et difficilement évoqué par les principaux intéressés. Il commence à peine à émerger au sein des associations de patrons. ». Pourtant, alors que la CGPME avance le chiffre d’un patron sur cinq qui envisage de déposer son bilan, qui peut
croire que la situation actuelle n’ait aucun impact sur leur moral ? Elle peut parfois les mener au pire. Le 28 mai à Frontignan (Hérault), un entrepreneur s’est suicidé le lendemain du dépôt de son dossier de médiation (lire p. 48). On se souvient du geste fatal de Joël Gamelin, des chantiers navals Gamelin, le 23 décembre. Sa fille Fanny avait lancé une souscription sur Facebook pour régler les salaires. Son initiative avait donné un écho national à l’affaire mais la plupart du temps, ces cas n’ont droit qu’à quelques lignes dans la presse régionale, quand ils ne sont pas tus par les proches.
PROCHES DE LEURS TROUPES MAIS AUSSI TROP ISOLÉS
En l’absence de statistiques, on ne peut préjuger du poids de ce phénomène de dernière extrémité, mais les nuits sans sommeil sont, elles, le lot quotidien de nombreux patrons. Selon Jacques Vincent, le PDG de Röhm (mécanique de précision) et président du Medef de l’Oise, « des entrepreneurs qui carburent au Malox le jour et aux somnifères le soir, il y en a légion ». Lui-même vient de mettre en place des mesures de chômage technique pour faire face à la baisse de 5 % des commandes de son entreprise. Il lui a fallu déterminer qui serait au chômage partiel : « Mes salariés s’étaient habitués aux heures supplémentaires. Ils viennent me voir en me demandant : “Comment je vais payer mon loyer ?”. Je les connais tous, eux, leurs femmes, leurs gosses, c’est dur », reconnaît-il.
La situation des patrons de PME est très différente de celles des cadres dirigeants des grandes entreprises. « La surcharge de travail, la proximité avec les troupes combinées à l’isolement sont des caractéristiques spécifiques à cette population », estime Olivier Torrès. C’est l’avis de David Gourion, psychanalyste, auteur de « Les nuits de l’âme : gestion de la dépression », qui reçoit les uns comme les autres dans son cabinet. « Les patrons de PME sont plus en souffrance. Ils vivent des strates de responsabilités qui s’accumulent vis-à-vis de leur entreprise, de leurs salariés, d’eux-mêmes », explique-t-il.
Côté cumul des tâches, Jean-Michel Péroux, le dirigeant de Jounaux Manutention, une entreprise de levage d’une trentaine de personnes à Stains (Seine-Saint-Denis), en connaît un rayon. « Je n’ai pas de DRH, pas de directeur juridique, plus de directeur commercial. Il faut être spécialiste de la sécurité et du droit, dont les règles changent en permanence. Et avec la peur de la condamnation pénale, parfois. » A l’heure où « L’Usine Nouvelle » avait rendez-vous, il nous fait patienter dix minutes, le temps de démêler au téléphone les erreurs de déclaration de revenus de l’un de ses salariés maliens. Toutou Dembélé s’est vu imputé le salaire d’un homonyme qui travaille dans une autre entreprise du département. Jean-Michel Péroux fait aussi office d’assistante sociale. Preuve que cette affaire de proximité n’a rien de virtuel. Avant même d’évoquer la situation financière délicate de son entreprise, Jean-Michel Péroux confie : « Toutou, je lui ai tout appris et je sais qu’il fait vivre huit membres de sa famille au Mali. Qu’est-ce qui va se passer si je le licencie…» Le licenciement, c’est l’événement le plus difficile à vivre, derrière la faillite. Dans le contexte actuel, c’est l’une des solutions lorsque le niveau de charges atteint un seuil critique. Si aucun responsable normalement constitué ne prend plaisir à l’exercice, débaucher implique une dimension émotionnelle forte chez les dirigeants de PME. Olivier Torrès évoque le « traumatisme du licencieur ». Il précise : « Les dirigeants de PME doivent assumer leurs décisions, sans se cacher derrière d’au-tres responsables. Ils doivent les appliquer à des salariés avec qui ils entretiennent parfois des liens per-sonnels. »
UNE IMAGE PUBLIQUE PLUTÔT DÉGRADÉE
Le sentiment d’isolement est lui aussi profond. Laurent Mallet, l’un des fondateurs de Phytéa (compléments alimentaires), a suivi plusieurs formations avec le Centre des jeunes dirigeants. « J’en ai vu s’écrouler en pleurs sous le poids de leurs soucis. Ils sont très seuls. La famille, les amis ne comprennent pas. Les proches se disent : il travaille comme il veut, il est libre. Les autres pensent : il s’en met plein les poches. » S’ils ont pris le soin de protéger leurs biens personnels, leur situation financière sera sans doute plus enviable que celle de certains salariés. Jean-Michel Péroux, de Jounaux Manutention, est ainsi propriétaire d’un entrepôt. Un actif qu’il pourra louer ou vendre en cas de coup dur. Mais ce n’est pas possible pour tous et cela ne les exonère pas de la pression quotidienne. Quant à leur image publique, plutôt dégradée, elle est un poids de plus à porter. Si Stéphane Brousse, le responsable du Medef de Marseille, pose un regard amusé sur son cercueil trimballé sur la Canebière par des processions de Cgétistes du port, il avoue que « sa femme vit cela de manière moins distanciée ». Dans certains cas, les enfants sont apostrophés au collège.Pour sortir de l’isolement et relati-viser leurs problèmes, les chefs d’entreprise peuvent compter sur les associations patronales ou fédérations. Pour Stéphane Brousse, « seuls d’autres patrons peuvent comprendre les patrons. Nous sommes comme des généralistes capables de poser un diagnostic et d’envoyer chez le bon spécialiste ». Mais, même dans ce cadre familier, les chefs d‘entreprise hésitent à faire état de leurs problèmes. Ils craignent légitimement que le fait d’ébruiter leurs difficultés inquiètent leurs clients comme leurs fournisseurs. Mais aussi pour une raison plus psychologique : « Les patrons sont enfermés de manière narcissique dans leur image de leader. Réussir les conforte dans leur statut de gagnant, admettre des difficultés, une fragilité c’est presque une faute », avance Olivier Torrès. .